Lewis Carroll s'était fait le chantre du sixième sens des Britanniques, celui du non-sens, consistant à expérimenter des énoncés démontrant la vanité de tout énoncé. Mais même le créateur d'Alice au pays des merveilles aurait été déconcerté par le projet du gouvernement travailliste de privatiser partiellement le Royal Mail, le service public de la poste britannique, alors qu'il vient de nationaliser une partie des banques du royaume.
La controverse fait rage sur le projet du ministre du commerce, Peter Mandelson, qui doit être présenté au Parlement jeudi 26 février, de céder jusqu'à 30 % du capital de la vénérable poste britannique. Si cette dénationalisation a lieu, le premier ministre, Gordon Brown, est menacé de la pire fronde parlementaire depuis son arrivée au 10 Downing Street, en juin 2007. Redoutant des compressions d'effectifs, les syndicats entendent torpiller cette initiative en mobilisant la majorité. Face à la possible rébellion de cent vingt-cinq députés travaillistes, soit plus d'un tiers, qui ont signé une pétition hostile à l'ouverture de l'entreprise au secteur privé, le gouvernement a besoin de l'appoint des voix de l'opposition conservatrice pour espérer l'emporter.
Pour compliquer la situation, le seul candidat à ce jour au rachat des parts est le groupe néerlandais TNT. En ces temps de récession, les syndicats ont recours à l'argument nationaliste dans un pays encore ébranlé par les récentes grèves, dans le secteur de l'énergie, contre l'emploi de travailleurs étrangers. La cession partielle doit réduire leur influence et les avantages acquis. La poste est l'une des dernières citadelles des syndicats. Avec le métro de Londres, le Royal Mail est la dernière entreprise publique, même si le secteur privé est associé à certaines de ses activités. Ainsi, la poste a été ouverte à la concurrence en 2003, quand la première phase de libéralisation a ouvert 30 % du marché pour les envois en nombre.
Peter Mandelson a repris à son compte le rapport Hooper, préconisant la privatisation partielle du Royal Mail pour l'aider à affronter la concurrence accrue. Fort de 170 000 employés, l'opérateur historique doit d'urgence procéder à l'automation et à la modernisation de ses équipements. Après des années de déficit, le groupe est devenu profitable grâce à la suppression de dizaines de milliers d'emplois, à des changements importants en matière de gestion et de personnel et à une réorganisation du réseau de transport et du tri postal. Mais cela ne suffit pas pour augmenter ses recettes.
Pour les détracteurs du projet, une privatisation même partielle ne peut que pénaliser l'image forte de la poste, qui bénéficie d'une grande confiance du public. Les opposants redoutent la fermeture de centaines de bureaux de poste, en particulier en banlieue et dans la campagne où ils jouent un rôle social important.
A l'appui de leurs revendications, les syndicats soulignent les déboires en cascade d'entreprises privatisées, à l'exemple de l'opérateur ferroviaire Railtrack, du groupe nucléaire British Energy ou de la société de gestion du transport aérien, NATS. Ces sociétés dénationalisées ont été obligées de quémander de l'argent public. Leurs dirigeants ont été accusés d'insouciance pour avoir généreusement rétribué les actionnaires, sans parler d'eux-mêmes, malgré les pertes.
Personne ne conteste la réussite des privatisations industrielles de l'ère Thatcher (1979-1990), qui ont créé des géants mondiaux, à l'instar de BA, BT, British Gaz, BP, etc. En revanche, les dénationalisations du gouvernement de John Major (1990-1997), en particulier le chemin de fer, l'eau et l'électricité, ont laissé un goût amer aux consommateurs confrontés à la flambée des tarifs.
Pour l'emporter, le gouvernement, appuyé par la direction du Royal Mail, met en exergue le déficit du fonds de pension de la société, qui rend celle-ci techniquement insolvable. A écouter la présidente du fonds de retraite, Jane Newell, l'abandon du projet de Peter Mandelson aurait des "retombées catastrophiques" pour l'avenir du régime de retraite des postiers.
Marc Roche
Source : Le Monde