Les enjeux de la déprofessionnalisation
Études de cas et pistes de travail
Lise Demailly et Patrice de la BroiseLes postiers
Forte d’un effectif d’environ 300 000 personnes, La Poste en France a vécu récemment une transformation organisationnelle majeure consistant à recomposer ses différentes branches d’activité en plusieurs « métiers » génériques3. Ce redécoupage traduit un projet économique et commercial qui vise, d’une part, à repositionner le Groupe dans le contexte européen libéral d’ouverture généralisée des services à la concurrence, d’autre part, à développer en principe la qualité de services par un travail de reengineering différencié selon quatre domaines d’activité que constituent respectivement le courrier, le colis, les services financiers et « l’enseigne » (réseau grand public).
Or cette nouvelle partition des « métiers » correspond moins à une réalité sociale qu’à un modèle abstrait construit à partir d’une nouvelle carte technocratique. Dans le cas du Courrier, par exemple, le "métier" recouvre deux mondes professionnels complémentaires, mais distincts : la « production » (centres automatisés de tri postal) et la distribution. La division du travail est donc réelle, mais n’opère pas sur le même mode de partition que celui, artificiel et prescrit, qui distingue des « métiers » génériques (en réalité les branches d’activité) de La Poste dans son nouvel organigramme.
En bref, il apparaît que la spécialisation, comme construction hétéronome (ou culture prescrite), tend à atomiser l’activité et à la rationaliser pour elle-même, alors que les postiers en appellent à la reconnaissance de leur travail comme indissociable d’un service public global auquel tous participent.
Bien sûr, certains « métiers » ont disparu au rythme des évolutions techniques et des innovations logistiques. Tel le fut le cas des « ambulants » (les « seigneurs » de la Poste) qui, triant le courrier dans les wagons de chemin de fer, ont été absorbés par les grands centres de tri répartis sur le territoire. Mais d’autres métiers subissent aujourd’hui une déformation. Deux exemples, les facteurs et les guichetiers, illustrent ainsi une « déprofessionnalisation » vécue tout à la fois comme une perte d’autonomie et une surcharge de travail.
Si le facteur, métier emblématique du service postal, reste la figure mythique d’un service de proximité, il n’en demeure pas moins que la tournée est désormais considérée comme une simple séquence durant laquelle une charge de courrier doit être écoulée (Demazière, 2005). « Être facteur, c’est avoir sa tournée », mais à raison de « « 10 secondes par boîte aux lettres par immeuble », cette tournée — si caractéristique d’une reconnaissance professionnelle — devient une course contre la montre (Basdevant, 2002). Elle devient une « temporalité mesurable durant laquelle le courrier apparaît comme une charge qui peut être compensée partiellement par la vente de produits postaux. Pourtant, on conviendra que la transformation du métier de facteur ne procède pas seulement d’une requalification, notamment commerciale, de son faisceau de tâches. Nous parlons ici, tout au contraire, d’une perte substantielle de la relation, dite « de proximité » autant que de service, entre le facteur et son hôte. De sorte que l’augmentation du « portefeuille de prestations » de ce nouvel agent commercial l’oblige à « produire du chiffre » dans le temps de la tournée initialement dévolu à la distribution du courrier. C’est là une transformation plus proche de la déqualification et d’un émiettement caractéristique d’une activité taylorisée que d’une requalification commerciale du métier. Dans ces conditions, et faute d’allonger le temps de la tournée, il se pourrait même qu’à terme… le facteur ne sonne plus du tout. Affaiblissement de l’ancrage territorial, fragilisation du tissu relationnel des contextes d’exercice, priorité au commercial, augmentation des cadences : la métaphore du pilote de ligne, dans les films proposés en formation, pour dire la « responsabilité » du facteur est déjà édifiante.
Le guichetier, quant à lui, est un « producteur de services, mais qui, dans la majorité des cas, initie ou conclut un service que La Poste, dans son fonctionnement interne, s’engagera à réaliser » (Zarifian, 2005 : 82). La formule traduit les ambiguïtés d’un emploi où la pression "industrielle" (évaluation sur la maîtrise de la méthode de vente et sur le nombre de nombre de produits vendus pendant leur présence au guichet, produit par produit), est particulièrement mal vécue par les agents qui doivent composer entre « la réponse à une demande effectivement formulée par un client » et « l ’accomplissement d’un acte commercial ». S’ensuivent des protocoles très précis de structuration de la « ligne guichet » par spécialité et par niveau de compétence : guichetier animateur, gestionnaire de clientèle professionnelle, gestionnaire de clientèle services financiers ? Surtout, et au prétexte d’un élargissement du champ d’activités, on accroît la contribution au développement commercial du bureau en même temps que l’on déplace la chaîne d’activité des services financiers. La Poste ne le dit pas autrement qui, sur son site de recrutement, énonce ainsi le rôle du guichetier : « informe les clients sur les prestations offertes par La Poste, réalise les opérations financières et « courrier » demandées par les clients au guichet, participe à la promotion et à la vente des produits et services du Groupe La Poste ».
La référence explicite aux « métiers » de La Poste pour justifier sa segmentation en différentes activités de service opère aussi comme levier rhétorique de la responsabilisation (Martuccelli, 2004). Elle participe d’une concurrence construite entre des professionnels qui obéissent, tous, à l’obligation de performance, sachant — par ailleurs — que les emplois contractuels font désormais jeu égal avec les fonctionnaires. L’effet de cloisonnement, y compris statutaire, est ainsi vécu comme une mise en compétition, une sorte de concurrence inter-métiers.
Asso Francaise de sociologie