La date de 1986 marque un tournant au sein de la CEE (qui deviendra l’Union européenne avec le traité de Maastricht de 1992) : l’Acte unique insiste essentiellement sur le développement d’un grand marché intérieur. La concurrence devient une valeur sacrée, et les États ayant le monopole d’un service public sont considérés comme des obstacles à son exercice.
1. Le modèle suédois : l’ouverture à la concurrence est totale en Suède depuis 1993, soit deux ans avant l’entrée du pays dans l’Union européenne. En 1994, l’ancienne administration postale a été transformée en une SARL, Posten AB, qui a été désignée comme « prestataire du service universel », et dont la part de marché est encore aujourd’hui supérieure à 90 %. C’est dire que la concurrence ne joue qu’à la marge. Par contre, la Suède bat tous les records de prix (c’est là que le timbre-poste est le plus cher, avec 90 % de hausse entre 1993 et 2003), tandis qu’un tiers des emplois de postiers y ont été supprimés en quelques années ainsi qu’un tiers des bureaux de poste, les supérettes faisant office d’agences postales. Malgré ces purges, Posten a évité de peu la banqueroute en 2003.
2. Les déboires de Royal Mail : l’ancienne administration postale britannique s’appelait la Post Office Corporation et regroupait les télécommunications et les services postaux. En 1981, en plein thatchérisme, la partie télécom fut séparée de la poste et devint British Telecom, depuis privatisée. La poste devint pour sa part The Post Office, jusqu’en 1999, année où le gouvernement Blair lance une privatisation aussi soudaine que mal organisée. La poste prend alors le nom de Consignia, mais l’opération se solde par un tel échec que le gouvernement renationalise en catastrophe l’entreprise, avec une perte évaluée à 1,5 milliard de livres. Sous le nom de Royal Mail, c’est aujourd’hui une entreprise publique à statut de société par actions. Contrairement à ce qui se passe en Suède, elle doit faire face à une concurrence féroce, menée entre autres par le français La Poste et le néerlandais TNT, concurrence d’autant plus vive que la libéralisation est totale depuis 2006. Résultat : un plan de réorganisation entraînant la fermeture de 2 500 bureaux de poste et une compression de la masse salariale, notamment par le gel des salaires, la remise en cause des plans de retraite, des suppressions d’emplois et la généralisation des temps partiels. D’où les nombreuses grèves qui ont éclaté au Royaume-Uni en 2007.
3. TNT, maître aux Pays-Bas : la poste aux Pays-Bas est entièrement privatisée. Dès 1989, l’entreprise publique de postes et télécommunications, Koninklijke PTT Nederland NV (KPN) est transformée en société anonyme, tandis que la concurrence est ouverte pour tous les envois d’un poids supérieur à 500 grammes. KPN ouvre son capital en 1994, puis en 1995. L’entreprise fusionne en 1996 avec la Thomas Nationwide Transport (TNT), société spécialisée dans les colis/express, née en Australie en 1946. Puis, en 1998, TNT Post Group (TPG) et KPN se séparent, la première entreprise devenant l’opérateur postal n° 1 aux Pays-Bas, tandis que la seconde garde les télécoms. TNT est aujourd’hui une société implantée un peu partout dans le monde, en particulier grâce à sa filiale TNT express. Elle gagne des parts de marché dans les pays voisins des Pays-Bas, en particulier en Allemagne, où elle n’hésite pas à faire travailler des enfants pour sa filiale consacrée au portage et à la publicité non adressée (PNA). Aux Pays-Bas, on a pu croire pendant quelques années au mythe de la croissance et des créations d’emplois, mais la réalité est aujourd’hui moins rose : TNT envisage de supprimer entre 11 000 et 13 000 emplois sur 59 000 dans les années qui viennent, tandis que 70 % de la main-d’œuvre travaille déjà à temps partiel. Il ne reste qu’entre 500 et 800 vrais bureaux de poste, auxquels s’ajoutent environ 1 300 points poste chez les commerçants.
4. Le cousin allemand : l’Allemagne commence sa mutation à peu près en même temps que la France, avec en 1989 l’éclatement de la Deutsche Bundespost en trois entités distinctes, chargées de la poste, des télécoms et des produits financiers. Puis vient 1995 et la transformation de ces entités en sociétés anonymes, avec ouverture progressive de leur capital : Deutsche Postbank, Deutsche Telekom, Deutsche Post. On notera cependant que, dès 1999, du fait de ses déboires, Deutsche Postbank est reprise par Deutsche Post, qui vient récemment d’en céder une bonne part à la Deutsche Bank. En même temps qu’elle entre en bourse, la poste allemande multiplie les acquisitions, notamment DHL et le suisse Danzas. Dans l’optique d’un développement à l’échelle mondiale, elle change de nom et devient Deutsche Post World Net, continuant à s’endetter par des acquisitions à prix fort, en particulier en Amérique (phénomène identique à celui de France Télécom et EDF).
Pendant ce temps, le réseau postal allemand subit une cure d’amaigrissement, avec une réduction drastique du nombre d’agences. Depuis 1995, on n’embauche plus de fonctionnaires, et le patron de Deutsche Post précisait en 2007 que la libéralisation coûterait 32 000 emplois à l’entreprise du fait de la concurrence sauvage. Un autre problème se pose, lié justement à la concurrence : un accord salarial relativement avantageux, en particulier pour les postiers de l’ancienne RDA, a été conclu en 2007 entre Deutsche Post et les principaux syndicats, puis étendu à l’ensemble du secteur postal par le Parlement. Cet accord, fixant le salaire minimum horaire à près de 10 euros, a été violemment attaqué par les entreprises concurrentes, notamment le néerlandais TNT et l’entreprise de portage PIN AG, habituées à verser des salaires presque deux fois moins élevés. L’accord salarial a été déclaré illégal par le tribunal administratif de Berlin, au prétexte que PIN AG avait signé un autre accord avec un autre syndicat, GNBZ. Faut-il préciser que GNBZ est un syndicat fantoche, créé pour la circonstance par PIN AG ? Tels sont les « bienfaits » de la concurrence.
Il convient de préciser que si Deutsche Post fait tout pour conserver sa position dominante en Allemagne, elle cherche à s’implanter dans la plupart des pays voisins dont l’Autriche, où elle a créé son propre réseau. Dans ce dernier pays, l’arrivée de la concurrence a déclenché la mise en œuvre d’un plan de défense aboutissant à la suppression de 9 000 emplois d’ici 2015 et de 40 % des guichets chez l’opérateur public, dont le capital est détenu à 51 % par l’État.
En guise de conclusion
Les quatre pays évoqués ci-dessus sont ceux qui, avec la Finlande, sont allés le plus loin dans le processus de libéralisation/privatisation au sein de l’Union européenne. Leur bilan ne donne pas vraiment envie de se lancer dans une aventure où les usagers n’ont rien à gagner et les salariés de la Poste tout à perdre. Pour les premiers, on peut prévoir, à court ou à moyen terme, la suppression de la distribution du courrier dans les zones rurales (projet que l’entreprise Correos tente d’imposer en Espagne), la fin du tarif unique, la distribution cinq jours par semaine au lieu de six, et la poursuite de la fermeture des bureaux de poste. Quant aux salariés de la Poste, ils sont déjà victimes des suppressions d’emplois (plus de 300 000 dans l’Union européenne, 10 000 par an en France), du travail à temps partiel et de toutes les formes d’externalisation. La mise totale en concurrence et la privatisation ne peuvent qu’aggraver les choses.
Plus généralement, alors que la crise financière marque l’échec du capitalisme et de sa version néolibérale, il est absurde de continuer dans une voie qui conduit droit dans le mur. Livrer les services publics aux appétits du marché, c’est programmer leur destruction pure et simple. La Poste publique a fait ses preuves et, si on veut bien lui en donner les moyens, elle continuera à donner satisfaction à l’ensemble de la population.
source:http://www.internationalnews.fr/article-34382789.html