Le dramatique après-midi du samedi 1er août 1914 au "Central" télégraphique de la rue de Genelle.
Bonjour à toutes
et bonjour à tous
,
Figurez-vous qu'il y a quelques années j'ai eu la grande chance de pouvoir recueillir le témoignage d'une collègue retraitée des PTT,
Madame Justine Martin (82 ans en août 1976) qui m'a raconté comment elle avait annoncé, avec ses collègues de service cet après-midi-là du samedi 1er août 1914 la mobilisation générale par voie télégraphique à de nombreux départements français.
Huit millions et demi de soldats français ont quitté un jour leur famille, entre août 1914 et novembre 1918 pour rejoindre le front.
Pour les plus jeunes, cette guerre de 1914-1918 ne représente que quelques pages dans leurs livres d'histoire, mais il me semble bon ce soir de rappeler quelques chiffres assez désespérants :
Sur ces 8,5 millions de jeunes gens et d'hommes partis au Front, 1 400 000 n'ont jamais revu leurs famille… Durant les quatre années de cette horrible boucherie il y a eu 900 MORTS PAR JOUR EN MOYENNE !!!… La journée la plus affreuse fut le 22 août 1914 où la France perdit 20 000 soldats en une seule journée !!!…
Et en plus trois millions de soldats français sont revenus plus ou moins gravement mutilés, on les a appelé les "
Gueules Cassées"…
Et après le 11 novembre 1918, les anciens Poilus ne cessaient de rabâcher (j'en suis témoin, car je les ai souvent entendus le dire dans ma jeunesse) :
« PLUS JAMAIS ÇA !!! »J'avoue que ça me barbait quand j'étais petit des les entendre, ces anciens Poilus de 1914-1918 radoter lors des repas de famille leur vie dans les tranchées, et j'étais surpris de la gêne que leurs souvenirs causaient aux autres anciens combattants plus jeunes, ceux de l'autre guerre, la suivante…
Et puis ça m'a tellement laissé une sale impression, que cette première guerre mondiale ne m'a plus du tout intéressée…. Du moins, jusqu'à l'été 1976.
En août 1976, j'étais en vacances avec ma mère à Saint-Flour dans le Cantal (j'ignorais alors que j'épouserai un jour une Cantalienne…). Nous étions descendus à l'hôtel "
Les messageries" (dans la ville basse de Saint-Flour, pour ceux qui connaissent).
Dans cet hôtel séjournait en même temps que nous une vieille dame, une ancienne demoiselle retraitée des télégraphes, nommée
Justine Martin, originaire des environs de Saint-Flour (j'ignore quel était son nom de jeune fille). Elle s'était mariée après la guerre de 1914-1918 et avait alors vécu près de Caen, en Normandie, où résidait toute sa famille. Devenue veuve elle aimait revenir tous les cinq ans environ à Saint-Flour. En août 1976 elle avait déjà 82 ans (elle était donc née vers 1894) et a dû mourir peu de temps après. Ma mère l'avait prise en sympathie et aimait bien discuter avec elle. Lui ayant révélé que je travaillais aux PTT et que j'adorais l'histoire, cette brave vieille dame voulu faire ma connaissance et m'annonça qu'elle était une ancienne collègue télégraphiste. Elle avait très longtemps travaillé au Central télégraphique du 103 rue de Grenelle, et m'apprit que c'était dans ce bâtiment que se trouvait le Ministère des PTT jusqu'en mars 1939, avant de déménager pour le 20 avenue de Ségur, toujours dans le 7ème. Elle m'apprit aussi — décidément elle en savait beaucoup sur l'histoire des PTT — que c'était au 103 rue de Grenelle qu'avait été installé le premier studio de la télévision française pour la première émission le 26 avril 1935 sur l'instigation du Ministre des PTT Georges MANDEL. La qualité des images était très médiocre : 60 lignes seulement, contre 625 aujourd'hui.
Je confirmais à cette vieille dame que je m'intéressais effectivement beaucoup à l'histoire et elle me déclara alors : «
Savez-vous que je suis sans doute une des dernières survivantes à avoir annoncé à la France la déclaration de guerre de 1914 ? ». Comme je montrais un grand intérêt pour cette affirmation elle me raconta alors ses souvenirs de ce tragique mois d'août 1914.
Elle était en effet, de service au Central télégraphique du 103 rue de Grenelle (Paris 7ème), le dramatique après-midi du samedi 1er août 1914. Cette demoiselle était entrée au télégraphe en 1912, à l'âge de 18 ans, car après avoir réussi un concours aux PTT elle avait subi avec succès des tests de manipulation aux fameux "traits-points" de l'alphabet morse avant d'être affectée aux appareils téléimprimeurs Baudot. Avant la guerre de 1914 c'était l'un des très rares services des PTT quasiment exclusivement féminin. Et elle avait eu de la chance car, parmi la quinzaine de départements avec lesquels elle était en relation télégraphique, il y avait le "Cantal", son département d'origine. On spécialisait en effet les demoiselles télégraphistes par départements de correspondance télégraphique. Le hasard a fait qu'elle était de service ce fameux après-midi du samedi 1er août 1914 au "Central" (c'est ainsi que tout le personnel surnommait le bâtiment où elle travaillait). Le samedi après-midi était en principe très calme, pratiquement personne n'envoyait de dépêches en fin de semaine. Aussi les effectifs étaient-ils traditionnellement allégés. Précisons que le "Central" fonctionnait 24 heures sur 24 et 365 jours par ans. A trois heures de l'après-midi le responsable de la salle des transmissions les fit toutes réunir et leur donna l'ordre de cesser toute transmission dès 15H30 et de s'assurer de la fiabilité des liaisons avec toutes les préfectures, en leur envoyant une dépêche de service leur demandant de répondre immédiatement sur la qualité de la réception. Sous le sceau du secret ce chef leur dit qu'à 16H00 un télégramme très important allait être transmis. Une certaine effervescence régnait au "Central" au fur et à mesure que l'horloge égrenait son insoutenable compte à rebours. A 15H58 le chef de service revint avec une petite feuille de papier à la main et leur demanda de prendre note du texte à envoyer. A 16H00 précises les demoiselles du "Central" transmirent ce fameux télégramme à toutes les préfectures de France et à l'agence d'informations Havas (l'ancêtre de l'Agence France Presse). Bien des années après Justine se souvenait par cœur du texte envoyé
« MOBILISATION GÉNÉRALE. LE PREMIER JOUR DE LA MOBILISATION EST LE DIMANCHE 2 AOÛT 1914 ». Madame Justine Martin m'avait dit que ses mains tremblaient encore plus en envoyant cette dépêche à la préfecture d'Aurillac car elle pensait fortement à ses frères, à ses cousins et à ses anciens camarades d'école qui allaient partir pour la guerre, et peut-être ne pas en revenir ... Hélas, l'avenir lui a très largement donné raison !…
Les préfectures durent immédiatement, conformément aux ordres permanents, alerter les sous-préfectures qui à leur tour informèrent les brigades de gendarmerie des chefs-lieux de canton. Entre 16H30 et 17H30, le temps que l'information parvienne à toutes les 2 890 brigades de gendarmerie françaises, une par canton, progressivement chaque clocher des bourgs et villages de France lança le triste tocsin du début de ce qui allait devenir la "
Grande Guerre".
Mon beau-père Jean-Léon Laborie, décédé en décembre 1996, m'a raconté, avec des sanglots dans la voix, son souvenir indélébile de ce bel après-midi très chaud à Quézac, sud du Cantal. Il avait alors quatre ans (né le 21 juin 1910) et accompagnait avec son jeune frère Antonin, âgé de deux ans seulement, ses parents, Antoine et Léonie, qui fanaient le foin dans un champ, assez rapidement de crainte d'un orage. Ils n'avaient pas entendu sonner le tocsin car, malgré qu'ils n'étaient pas trop éloignés du clocher du village, une légère brise d'été soufflait en sens contraire et atténuait donc le son de la cloche de l'église ; aussi vers cinq heures et quart furent-ils très surpris de voir arriver jusqu'à eux deux gendarmes de Maurs, le chef-lieu de canton, dans une automobile qu'ils avaient réquisitionnée (à l'époque les gendarmes ne se déplaçaient qu'à bicyclette). Ils dirent assez sèchement à Antoine Laborie, âgé de 29 ans, de cesser immédiatement de faner et de se conformer aux instructions de son livret militaire.
Plus de soixante-dix ans plus tard son fils me disait, les larmes aux yeux, que quelques jours plus tard son papa, après l'avoir embrassé une dernière fois, ainsi que son jeune frère Antonin et leur maman Léonie, était parti à pied, les saluant une ultime fois au détour du chemin en levant un bras, avec seulement un sac de provisions, pour la gare de Maurs prendre un train pour Aurillac où était organisé le rassemblement des soldats mobilisés du Cantal….
La famille Laborie n'eut plus de nouvelle d'Antoine pendant plus d'un an, jusqu'à ce jour maudit d'octobre 1915 où le facteur leur apporta cette sinistre lettre du Ministère de la Guerre les informant qu'il était "
tombé au champ d'honneur" le 13 juillet 1915 dans la forêt d'Argonne, au lieu-dit "
La Pierre Croisée", commune de Lachalade (Meuse). Mais, comble de malheur, son cadavre n'a jamais été retrouvé, et ses ossements sont restés à tout jamais enfouis dans la terre de la forêt d'Argonne…
Par ces deux témoignages de personnes aujourd'hui disparues, j'ai mieux pu saisir la réalité de ce qu'avait été réellement la "
Grande Guerre"....
Roger le Cantalien.