Aux Chèques Postaux dans le 15e arrondissement, 13000 femmes sont employées dans deux centres, rue des Favorites et Boulevard de Vaugirard.
Des conditions de travail dures, frappe à la machine à des cadences qu’on peut qualifier d’infernales, une discipline quasi militaire, des organisations syndicales vivantes mais pratiquement réduites à la clandestinité, tel est le contexte du travail dans cette grande boîte que sont les Chèques postaux en Mai 1968.
Dès le 18 mai, la grève démarre par une immense assemblée générale à la prise de service à 7h30 le matin, provoquée par le départ en grève des gars de la nuit. Ainsi, les filles des Chèques rejoignent les salariés de toutes les professions.
Les revendications sont vites trouvées, elles ne jaillissent pas du chapeau de quelques syndicalistes équipés d’un mégaphone, elles existent depuis longtemps, elles ont été élaborées depuis des années, à travers de multiples réunions, elles datent d’avant même la grève des fonctionnaires de 1953. La revendication qui sert de fil rouge à l’action syndicale des filles des Chèques c’est la réduction du temps de travail. C’est une course folle contre le temps qu’engagent chaque jour les filles des Chèques, chargées de familles seules ou en couple. Passer 42 heures par semaine à se crever, se payer 1h30 de transports en commun, pour ensuite, s’occuper des gosses, aller les chercher à la crêche ou à l’école, c’est à la limite du possible et ceci du lundi au samedi inclus. Toutes les organisations syndicales locales ont cette préoccupation. De multiples grèves ont eu lieu de 24 h, 48 heures, le samedi, en semaine, pour réclamer la réduction du temps de travail, avec toujours la même réponse de la Direction : « Les syndicats veulent couler les centres de Chèques postaux, c’est totalement impossible, la faible rémunération par l’Etat ne permet pas la moindre dépense supplémentaire, enfin c’est impossible, irresponsable, il faut arrêter de rêver ». Fermez le ban, circulez il n’y a rien à voir !
A cette époque, le coût le plus faible de l’opération bancaire, est aux CCP (Centre de Chèques Postaux). C’est donc que les jeunes petites mains féminines travaillent beaucoup et pour pas cher.
Le temps, le temps et rien d’autre !
Donc, quand éclate la grève, la revendication numéro un qui ne se discute même pas, c’est la réduction du temps de travail, ce qui n’est pas le cas dans les autres services de La Poste, tels que les bureaux de Poste et les centres de tri, qui eux, mettent en avant la retraite, les conditions de travail, les primes, etc.
La grève, c’est d’un coup 2 millions de comptes gérés à Paris-Chèques qui sont bloqués. Et dans ces comptes, il en est qui pèsent plus lourd que d’autres, par exemple ceux de la Vente par Correspondance. Ils se trouvent bloqués. du coup, des milliers et des milliers de versements quotidiens sont en rade.
Les titulaires de ces fameux « grands comptes » comme on les appelle prennent ça très mal, leur trésorerie est mise à mal. Comment, les PTT n’ont rien fait pour empêcher la contagion de la grève ? Décidément, plus rien ne va. Pourtant, les potentas locaux, quelques cadres aidés de la CSL syndicat fasciste, s’agitent, menacent, crient à la manipulation communiste, mais rien n’y fait. Eux qui pensaient tenir leur petit personnel bien en main sont débordés. L’un d’eux a dit « Mes femmes ne sortiront pas ». mais si, ses femmes sont sorties et elles ont failli le lyncher, ce beau monsieur !
La grève se poursuit pendant un mois, avec piquets de grève, occupation des locaux, discussions enflammées sur le travail, sur la hiérarchie, sur la société, enfin sur à peu près tout. On parle, on chante, en bref, on s’éclate.
Au bout des péripéties politiques de ces journées turbulentes, il y aura les accords de Grenelle. Ces fameux Grenelle, mis aujourd’hui à toutes les sauces, environnement, logement, pauvreté, il n’y manque que le Grenelle du fric.
Après les accords de Grenelle refusés d’ailleurs par les grévistes des usines Renault Billancourt, qui sont sensées fixer le cadre général, il y aura les négociations par branche toujours sous la pression de la grève générale. Donc le ministre des PTT ouvre des négociations avec les représentants syndicaux des différents secteurs de La Poste et de ce qui est aujourd’hui France-Télécom.
La lutte paie mais on sait aussi qu’on a perdu
Des négociations pas tellement transparentes, mais menées dans la perspective de faire reprendre le boulot à ces milliers de gens qui prenaient goût à la grève, à la lutte collective, et qui n’étaient pas prêts à rentrer avec des clopinettes. Les fédérations syndicales CGT, CFDT, FO mènent la négociation avec le ministère des PTT, pour les Chèques, c’est sûr il faut lâcher sur la réduction du temps de travail. Après une nuit de pourparlers, les fédérations arrachent un samedi libre sur deux, la suppression d’un retour par mois, lui-même réduit d’une heure, au total ça fait 4 heures de réduction de temps de travail. Sur la quinzaine, ça nous ramène à une moyenne horaire hebdomadaire de 37h15.
A cet acquis sur le temps de travail, il faut ajouter une augmentation en points uniformes de 200 francs, une augmentation de la prime de rendement et l’accueil des jeunes dans les gares. Comme dans les autres boîtes, la section syndicale est reconnue, ce qui veut dire que les militantes sortiront enfin de la semi-clandestinité et du non-droit syndical.
Pour celles qui ont suivi le mouvement d’assez loin, c’est totalement inespéré, certaines ont du mal à y croire. Il y a à peine un mois, une heure de moins, ça paraissait complètement impossible. C’est quand même un scoop. la semaine suivante, la moitié du personnel, ne travaillera pas samedi prochain, ça paraît à peine croyable.
C’est vraiment la preuve par neuf que la lutte paye et que ça vaut la peine de se bagarrer.
Le discours de la direction est démystifié : Comment, tous les grands chefs qui disaient que ce serait la faillite si on touchait à la durée du travail, et là d’un coup, ils lâchent 4 heures, et non seulement rien ne s’écroule, mais le boulot se fait, car un concours supplémentaire a été ouvert.
C’était possible en créant des emplois, mais c’est cela qu’ils ne voulaient pas faire et c’est la grève qui les a contraints dans l’urgence.
Pourquoi ? Tout cela soulève des questions qui amènent assez loin dans la réflexion. En fait ils s’en foutaient que tous les jours on se crève au boulot, ce qui leur importait, c’est que le trafic passe avec le moins de personnel possible. Pour celles qui ont été à fond dans le mouvement, la déception est là, on aurait voulu encore plus mais surtout, on pense à la reprise du boulot et ça c’est dur, très dur. Quoi que nous ayons obtenu, la reprise c’est la fin de ce moment où l’on s’est senti exister comme jamais, en dehors de la hiérarchie et de la compétition des cadences. On sent bien confusément que ça ne se reproduira pas de sitôt. On ne peut pas l’exprimer clairement, mais on a le sentiment qu’une occasion inédite a été gachée. Pour les plus actives dans la grève, c’est la rage, une sorte de colère sourde, on nous a volé quelque chose, qui est ce « on » ? les syndicats, les non-grévistes, on ne sait pas trop.
Personne n’a une analyse très claire de la situation, mais quelque part c’est : « On s’est faites avoir ! ».
Le combat continue
Il en faudra du temps pour mettre de l’ordre dans ces sentiments, pour comprendre un peu ce qui s’est passé, qui est responsable de cette fin en queue de poisson.
Il faudra discuter, analyser avec des militants politiques, d’autres militants syndicaux pour trouver des raisons « objectives, rationnelles » à ce que l’on considère comme un demi-échec, parce que d’une grève générale, on attend plus que des succès revendicatifs, fussent-ils importants.
Mais foin des états d’âme, au jour le jour, dans nos sections syndicales, très vite on reprend l’action sur notre thème favori : le temps, dans tel service, c’est une pause qui est exigée, par le fait accompli, on se coordonne et on prend la pause malgré l’interdiction des chefs. Dans un autre service c’est des horaires adaptés qui sont réclamés, et on redémarre sur la suppression totale des retours. Comme le proclamait un slogan : « Ce n’est qu’un début le combat continue ».
Gisèle Moulié